Potentiels ludiques

Mon premier billet sur le Potentiel ludique a eu deux effets notoires. Premièrement, il a généré un petit buzz dans notre petit monde des rôlistes et élucubrôlistes. Oui, j’avoue, ça flatte l’égo. Mais une flatte, c’est aussi une grosse merde. Et donc, deuxièmement, ça a chié dans le ventilo.

Entre ceux qui n’ont pas (vraiment) lu l’article et ont critiqué ma vision du Potentiel ludique à l’aune de la leur, ceux qui ont péroré qu’on ne pouvait « mathématiser » la créativité et ceux qui ont critiqué mes courbes (depuis le temps que je ne suis plus mince!), il y a eu un débat nourri et constructif. Et ça m’a forcé à consolider « ma » vision du Potentiel ludique.

Donc, on en était resté avec la définition suivante:
Le potentiel ludique est la puissance évocatrice transmissible d’un élément rédigé du Canevas.

On n’est pas et on ne sera jamais en train de parler des idées, brutes ou affinées.

Elles font partie intégrante d’un élément, elles en sont d’ailleurs la base indispensable, mais elles n’ont rien à voir avec le Potentiel ludique dudit élément. Il n’y a pas de Potentiel ludique sans idée, mais on peut avoir des idées géniales sans une once de Potentiel ludique puisqu’entre l’étincelle d’illumination dans votre tête et sa concrétisation à table, vous n’avez pas pris la peine de la partager, de la transmettre.
Dans notre définition du Potentiel ludique (comme dans “à nous”, et pas “à moi ta majesté dans ta gueule”), on parle donc de puissance évocatrice , ce qui nous ramène aux accroches. Genre, une perche que les joueurs vont avoir envie de saisir. Et que, s’ils la saisissent pas, ça va les turlupiner le reste de la séance. Ou genre, un truc qui va les forcer à (ré)agir, qui va bousculer le statu quo. Donc, si vous voulez augmentez le Potentiel ludique d’un élément de votre scénario/module/contexte/whatever, voici un premier truc: collez-lui une accroche.

Exemple: Vous avez l’idée d’un objet: le sceptre du Grand Prêtre, un objet bourré jusqu’à la gueule de magie noire. Vous savez qu’il a été récemment utilisé et vous voudriez qu’il soit source de rebondissement. Ça c’est les idées. Et bien, on va les transformer en accroches.

  • bourré jusqu’à la gueule de magie noire -> il met mal à l’aise celui qui le tient et provoque des pulsions sordides (comme dans sadiques, perverses, etc.) : comment je m’en débarrasse? comment je me protège contre ça?
  • récemment utilisé -> il est couvert de taches de sang à peine coagulé : qui/où/dans quel état est la petite victime? (la réponse n’étant pas une olive sur un morceau de sucre attachée par un petit bout de ficelle)
  • source de rebondissement -> c’est un objet célèbre et désiré par les satanistes de tout poil : qu’est-ce qu’on en fait? comment empêcher ces fous furieux de se l’approprier?

Bon, ça c’était le truc facile.

Revenons à notre définition pour isoler l’aspect « élément rédigé ». Techniquement, la transmission de l’élément pourrait être orale, je vous l’accorde. Maintenant, j’ai pas encore vu beaucoup de s/m/c/w sous forme de podcast ou de vidéo. À mon sens, c’est une part très importante du potentiel ludique. Parce que, d’une part, j’en ai marre de me fader 15 lignes et 128 mots pour expliquer/comprendre un truc qui se résume sans perte significative de sens en 3 lignes et 17 mots. Voici donc le second truc: soignez la rédaction. C’est maintenant que vous pouvez avoir peur.

C-3PO

– Qu’est-ce qu’un droïde de protocole vient foutre ici?

– C’est un moyen mnémotechnique. Et arrêtez de faire ces yeux de C-3PO.

[Potentiel ludique-rédaction.png]

Vous êtes bien accrochés. On lance l’hyperdrive, alors.

Concis : je viens de vous le dire. Inutile d’écrire 15 lignes quand 3 suffisent ou d’utiliser 128 mots quand 17 font le taf. Tant qu’à faire, ça vous forcera à structurer vos idées. Mais trop point n’en faut. N’oublier pas qu’il vous faut générer des images dans la tête du lecteur. Bref, la concision, c’est bien; mais ça ne fait pas tout et surtout pas le café.

  1. 3d6 Orcs pourchassés par 2d6 Loups sanguinaires. – c’est plat (1 ligne, 7 mots)
  2. 3d6 Orcs affamés et épuisés par quelques jours de fuite devant 2d6 Loups sanguinaires ivres de vengeance. – ça claque et ça accroche (X ligne, 17 mots)
  3. Les Aventuriers tombent sur 3d6 Orcs du clan des Brailleurs. Leur équipement est couvert de boue et leurs vêtements leur collent à la peau. Ils ont l’air hagard et défait d’une troupe qui court sans répit depuis plusieurs jours. Leur état s’explique par la fuite éperdue dans laquelle ils se sont lancés après avoir nettoyé l’antre d’une meute de loups sanguinaires. Ces derniers n’ont que très peu apprécié le massacre des louveteaux et des femelles qui les gardaient. – c’est lyrique, bourré de détails, mais on perd son temps (X lignes,  82 mots)

Dans l’exemple ci-dessus, la première ligne est trop concise, elle n’a aucune accroche. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire avec cet élément? La troisième entrée regorge de détails qui posent une ambiance. Mais n’y en a-t-il pas de trop? Est-ce important de savoir que les Orcs font partie du clan des Brailleurs si ce clan n’a aucune influence sur le Récit par la suite? Doit-on l’imposer au Meneur? L’équipement boueux et les vêtements qui collent à la peau… Vous n’y auriez pas pensé en lisant que les Orcs courent depuis trois jours sans répit? Et cette histoire de raid sur l’antre et de massacre, est-ce vraiment bien utile? Imaginez que dans votre Récit commun, vos Aventuriers ont découvert que les Loups sanguinaires sont asservis par des Dryades rancunières…

Qu’est-ce qui fait que la seconde entrée à, selon notre définition, un plus grand Potentiel ludique, hormis sa concision? 3PO

3 questions : vous devriez donner une piste de réponse aux trois questions (Comment: Orcs pourchassés, Pourquoi: Loups rancuniers, Quand: quelques jours). Ne donnez pas de réponse définitive à ces questions (Comment: on ne sait pas où en est la poursuite, Pourquoi: on ne sait pas ce qui provoque la rancoeur des Loups, Quand: on ne sait pas précisément depuis combien de temps dure la poursuite). Notez bien que le « Quand » n’est pas obligé d’être une donnée temporelle absolue mais peut être une condition de déclenchement. Et c’est mieux si cette condition est un gros bouton rouge plutôt qu’une clé cachée derrière un tableau tout pourri.

Percutant :  c’est une question de style. Si votre vampire à des yeux noirs ou ténébreux, c’est pas pareil au niveau de l’impact. Ensuite, il y a toute la richesse de la langue. Utilisez des oxymores, des allitérations, des hyperboles, des antithèses. Travaillez votre style vous aidera à être plus percutant. Choisissez des mots précis, chargés de sens, plutôt que les passe-partout. Faire, être, avoir, truc, objet, chose, quelqu’un, etc., sont des mots que vous ne devriez utiliser qu’en dernier recours. Un bon dictionnaire des synonymes est votre meilleur ami. La rolls, le pratique. Maintenant, si votre français est approximatif, je ne peux pas grand’ chose pour vous. Si ce n’est vous conseiller de lire, encore et encore.

Ouvert : Mais pourquoi donc la rédaction se doit-elle d’être ouverte pour augmenter le Potentiel ludique?

Intuitivement, on comprend que plus un élément est ouvert, plus facilement on peut le placer dans le Récit. Sauf que, s’il est trop ouvert, on ne l’utilise jamais. Voilà comment je vois que tout ça fonctionne. Au fur et à mesure que se construit le Récit, il crée des liens vers le Canevas, il lance des grappins. Et, pour qu’un grappin serve, il faut qu’il trouve un truc auquel s’accrocher. Donc avec un élément tout ouvert, sans accroche, ça ne fonctionne pas. Pareil si les accroches sont mal tournées/ne vont pas dans le bon sens.

Imaginons maintenant le Canevas et ses éléments. Le nombre d’accroche de chaque élément représente directement une chance d’entrer dans le Récit. Plus il y a d’accroches, plus il y a de chance. Dans ma petite tête à moi, j’appelle ça des degrés de liberté (dl). Quand deux éléments sont directement liés, c’est qu’un lien a saisi une accroche. Il y a donc perte de dl pour l’élément agrippé. Il a donc moins de chance d’être utilisé dans le Récit. Notez que, ce faisant, il y entraîne quasi automatiquement l’élément lié au profit d’un Récit plus riche et plus cohérent (1).

Donc en résumé:

  • collez des accroches à vos éléments;
  • soyez concis;
  • répondez aux 3 questions (Ct, Pq, Qd) sans y répondre définitivement;
  • soyez percutant (comme dans, j’ai du style);
  • écrivez des éléments ouverts, mais pas que.

Et bien voilà, vous y êtes arrivé. Moi aussi, ceci dit. C’était pas gagné d’avance que j’arrive à expliquer ce concept qui me traine depuis un bout de temps dans la tête. Attention, je prétends pas avoir été clair, non plus. Mais si je l’étais, ça se saurait!


(1) Il y a donc un troc entre liberté (Canevas à haut Potentiel ludique) et richesse du Récit (Canevas avec de nombreux liens directs). Ceci permet d’expliquer pourquoi les scénarios à design linéaire sont riches, mais difficiles à mettre en oeuvre.