Potentiel ludique

Lors des journées d’études pour les 40 ans du jeu de rôle, j’avais introduit dans ma présentation un concept qui m’est cher, celui de Potentiel ludique. J’ai déjà évoqué ce concept quand je vous ai parlé bac-à-sable et tables aléatoires. On va creuser cette affaire parce qu’elle le vaut bien. Je vous vois déjà vous frotter le visage en vous demandant avec quelle idiotie je vais venir. Et bien, ce n’en est pas une! Enfin, je ne crois pas.

Difficile de vous donner une définition du potentiel ludique comme ça, de but en blanc. Trop abscons, trop abstrait. Mais l’objectif est d’y arriver, croyez-moi. On commence par un exemple.

Les Aventuriers arrivent dans un canyon aux couleurs vives. vs Les Aventuriers arrivent dans un canyon de glace percé de cavernes fumantes.

Le monstre poursuit les Aventuriers à travers la forêt. vs Le monstre poursuit les Aventuriers en leur lançant des arbres qu’il déracine dans sa course.

Vous avez vu? Quelles phrases vous ont le plus inspiré? Les premières ou les secondes? Le travail de rédaction et d’imagination des unes et des autres est pourtant fort similaire, non? On peut donc dire que les secondes ont un plus grand potentiel de jeu que les premières (oui, parce que je pars du principe que vous êtes des lecteurs intelligents et que vous aviez trouvé la bonne réponse tous seuls).
Là où je veux en venir, c’est que la manière dont on écrit les choses induit plus ou moins violemment un germe d’histoire dans nos petites têtes. C’est la base de ce que j’entends par potentiel ludique.

À ce stade de la discussion, définissons le potentiel ludique comme la puissance évocatrice d’un élément de Canevas (tel que défini dans les trucs sur le bac-à-sable).

Une phrase qui n’évoque rien, qui ne sème aucune graine d’histoire est une phrase avec un potentiel ludique nul. Une phrase qui fait naître une vision et inspire d’emblée une péripétie est une phrase avec un haut potentiel ludique (HPL). Je vous refait le coup du HPL. N’empêche, les écrits à Howard, ils sont vraiment HPL. Et moi aussi, je sais faire les acronymes en trois lettres.

Mais il ne s’agit pas que d’écriture, ce serait trop simple. La manière dont on construit un élément de scénario, par exemple une table aléatoire, va également générer du potentiel ludique. Je reprends honteusement ce que je vous disais sur les tables aléatoires:

Quel est l’intérêt pour un Meneur d’écrire une table avec 20 entrées différentes s’il ne tirera que deux fois dessus pendant sa campagne? Corolaire, quel est l’intérêt d’une table ne possédant que six entrées si on l’utilise au moins une fois par partie? Vous aurez compris: il y a un moment où le temps de préparation devient inutile au regard du potentiel de jeu qu’il apporte.

Et c’est vrai dans les deux sens! Pour la première table, il est clair qu’on a rédigé deux fois trop d’entrées, six ou dix auraient largement suffit. Dans la seconde, la répétition en jeu va être telle que la table va amener au mieux des quolibets, au pire des répétitions ennuyeuses. Tout ça parce que le Meneur a fait son fainéant et n’a pas assez développé sa table en fonction de l’utilisation qu’il allait en faire. Trop de travail, tue le travail. Pas assez de travail,… Vous avez compris.

Cet exemple, que l’on pourrait multiplier avec d’autres éléments d’un scénario (comme un perso, un lieu, etc.) montre bien que la rédaction d’un élément passe d’abord par une première phase où chaque unité de travail (typiquement du temps, mais pas que) crée une dose de potentiel ludique assez faible, mais croissante avec chaque nouvelle unité. Ensuite, on parvient à l’acme, cette (courte) phase où chaque unité de travail apporte un potentiel ludique maximal. Puis on passe à la troisième phase où le potentiel par unité diminue. On a grosso modo une courbe en cloche, mais fortement asymétrique à droite (un truc de matheux pour dire qu’elle est resserrée vers la gauche ^^) car la première et la deuxième phase sont relativement courtes et génèrent plus de potentiel ludique. Alors que la troisième phase peut s’étendre quasi infiniment. Croyez-moi, c’est un perfectionniste qui le dit.

 

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Un scénario fonctionne de la même manière. D’une part, on peut le considérer comme un ensemble d’éléments. Et ce qui est vrai pour chaque élément séparément, s’empile dans le cas d’un groupe d’éléments. Pour les matheux, la courbe est une fonction asymptote résultant de l’addition de fonctions asymptotiques ayant même origine.

 

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Mais au-delà des maths, on peut isoler cinq phases avec un potentiel ludique différent.
Si vous aimez les longs textes chiadés et que vous voulez l’explication par le détail, allez en 1.
Si vous aimez les listes rapides et efficaces, allez en 2.

 


1. 

Une phase de la création du scénario qui correspond aux idées premières et aux recherches qu’elles impliquent. C’est une phase où l’on réfléchit beaucoup et où l’on note peu. Il y a donc peu de potentiel ludique.
Ben non, me direz-vous, le scénario est hyper riche de tout ce à quoi on a réfléchi. Oui, sauf que non; mais vous faites bien de le dire quand même. Car vous mettez le doigt sur une qualité du potentiel ludique qu’il est temps d’évoquer: le potentiel ludique doit être transmissible. Tant que ces merveilleuses idées restent dans votre tête ou sont réservées à l’unique partie de jeu de rôle que vous jouerez avec vos potes, il n’y a pas de potentiel ludique. Il y a vos idées, votre mise en scène, etc. Mais rien qui puisse être utilisé par d’autres. Or, quand on se fade de rédiger toutes ces belles idées en scénario, module, campagne, aide de jeu, whatever, le but recherché est la transmission. C’est seulement quand elles sont transmissibles que les idées peuvent exprimer leur potentiel ludique.

À ce stade de la discussion, on peut donc dire que le potentiel ludique est la puissance évocatrice transmissible d’un élément rédigé du Canevas.

Bon, on en était où? Ah oui, une première phase où on rumine les idées et où on les nourrit à l’aune de nos recherches (faites attention, ça mord). La seconde phase est celle où l’on jette ses premières idées dans un carnet de notes, sur des post-it, ou tout autre supports réels ou virtuels (phase de prise de notes). C’est une des phases les plus riches en potentiel ludique. On note ses idées brutes, ses rêves de scènes, de retournements, de combat épiques, etc. Cette phase permet de faire un tri entre les bonnes et les mauvaises idées (1).  Après la prise de note, vient la phase de rédaction du synopsis . C’est aussi une phase riche quand on s’impose de ne rien rédiger d’inutile. À quoi cela sert-il de dire que le sorcier a une robe rouge si ce n’est pas un indice de son implication dans la trame du Récit? Ne vaut-il pas mieux dire qu’elle est tachée de sang?
Allez, on en veut encore et on pousse jusqu’à rédiger un scénario de la première à la dernière ligne. C’est pas encore assez bon pour une revue papier glacé et couleur, mais ça le fait pour les copains et la Scénariothèque. Cette phase est souvent moins riche en création pure. Mais, elle apporte du potentiel ludique par les nouvelles idées qui germent et par les associations indirectes qu’on tisse entre les éléments du scénario. enfin, vient ce travail long et fastidieux de la préparation d’un scénario pour publication papier glacé et couleur. Avouons-le, cette phase n’apporte du potentiel que par la plus-value générée par les jolies images et les mise-en-page chiadées. Sauf que non, ça c’est quand le rédac chef et l’éditeur sont des feignasses. Normalement, l’apport en potentiel ludique vient de la relecture éditoriale du texte. Les images et le lay-out, c’est la cerise sur le gâteau. Vous l’aurez compris, mon exemple ne tient que pour un scénario à design linéaire.

 


2. 

En résumé, cinq phases:

  • création (= idées et tri) [BPL]
  • prise de note [HPL]
  • synopsis [HPL]
  • rédaction [HPL à BPL]
  • publication [BPL]

Si t’entrave que dalle et qu’il te faut l’explication longue, retourne en 1. (Bien fait, na!)


 

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OK, on a compris. Mais pourquoi t’appelle ça potentiel ludique? C’est plutôt un potentiel narratif, non?
Vade retro, El Enessa! J’aurais pu (dû?) l’appeler comme ça. Sauf que, comme le potentiel ludique amène naturellement des péripéties, il est autant d’occasions de mettre le système ludique en branle. Et puis, ludique est l’adjectif qui fait référence au jeu. Comme dans jeu de rôle. Et puis, zut. Aussi.

La prochaine fois, je vous parlerai d’optimisation de ce potentiel ludique. Et vous avez bien raison d’avoir peur.

(1) Mon expérience est que les idées que l’on croit bonnes sont souvent celles qui apportent structure et cohérence à ce qu’on écrit. Et là dedans, il y a beaucoup de fausses bonnes idées. En même temps, des mauvaises idées portent parfois un énorme potentiel ludique. Et on les écarte quand même au nom de la “logique du scénario”. Je crois que c’est une erreur; mais c’est un tout autre sujet (qui a dit: « Vil teaser! »). L’important, c’est que, comme on les croit bonnes (ou pas), on les garde (ou pas). Et, elles plombent (ou appauvrissent) la partie de jeu de rôle.

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